« Pour moi, c’est formidable que la découverte ait été réalisée de mon vivant ! », déclare un Peter Higgs très ému.

Les collaborations CMS et ATLAS viennent juste d’annoncer la découverte au Grand collisionneur de hadrons (LHC) d’une nouvelle particule élémentaire semblable au boson de Higgs.

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4 juillet 2012 : François Englert (à gauche) écoute l’intervention de Peter Higgs après l’annonce de la découverte par ATLAS et CMS (Image : Maximilien Brice/CERN)

Quarante-huit ans plus tôt, Peter Higgs publiait un article qui postulait, pour la première fois, l’existence de la particule qui porte son nom, peu après que Robert Brout et François Englert aient proposé un nouveau mécanisme supposé donner leur masse à des particules élémentaires, les bosons. Plus de 30 ans s’étaient écoulés depuis la conception du LHC et une vingtaine d’années depuis la création des collaborations ATLAS et CMS. Des années d’attente, mais à peine plus d’un an pour que l’Académie des sciences de Suède décerne le prix Nobel de physique 2013 à François Englert et Peter Higgs.

Pour Peter Higgs, la découverte du boson de Higgs marquait la fin d’un voyage extraordinaire. Pour la physique des particules, c’était le début d’une nouvelle aventure.

 
Displays of candidate VHcc events
These images depict candidate events from a direct search for the standard model Higgs boson produced in association with a Z boson and decaying to a charm quark pair. The Z boson decays into either an electron and positron pair or into a muon and anti-muon pair. (Image: CERN)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Le » boson de Higgs ou « un » boson de type Higgs ?

« Quand on trouve quelque chose de nouveau, il faut comprendre exactement ce que c’est », observe Giacinto Piacquadio, l’un des coordinateurs du groupe Higgs de la collaboration ATLAS.

Cette compréhension s’acquiert progressivement, au fil du temps. Revenons à ce mois de juillet 2012. Les scientifiques, ne voulant pas trop s’avancer, ne donnèrent pas tout de suite à la nouvelle particule le nom de « boson de Higgs », et osèrent encore moins la décrire comme étant le boson de Higgs prédit par le Modèle standard de la physique des particules. En effet, alors que, pour les théories les plus simples, un unique boson de Higgs suffisait, certaines théories au-delà du Modèle standard prédisaient qu’il pouvait y avoir jusqu’à cinq types de boson impliqués dans le mécanisme d’acquisition de la masse. C’est pourquoi durant les premiers mois qui suivirent la découverte, on parla d’une particule « de type » Higgs, une manière raccourcie de dire « particule qui semble se comporter comme le boson de Higgs prédit par le Modèle standard, mais il nous faut plus de données pour pouvoir en être certains ».

L’identification de deux propriétés quantiques de la particule – le spin et la parité – vinrent conforter l’interprétation du Modèle standard. Le spin est l’orientation spatiale intrinsèque d’une particule, alors que la parité se réfère au fait que les propriétés de la particule restent ou non identiques lorsque que certaines de ses coordonnées spatiales sont inversées – comme si l’on comparait une particule avec son image miroir. Selon le Modèle standard, le boson de Higgs a un spin nul et une parité paire. Au moment de la découverte, le fait que le boson de Higgs se soit transformé en photons signifiait que, contrairement aux autres bosons élémentaires connus, son spin ne pouvait être égal à 1. Les photons ayant eux-mêmes un spin égal à 1, une particule se transformant en deux photons aurait un spin nul (les deux spins du photon s’annulant) ou égal à 2 (si les deux spins s’ajoutent).

ATLAS Higgs spin/parity plot
Différences entre les scénarios théoriques de parité positive et négative (lignes continue et en pointillé respectivement) pour une particule de spin nul. Les données ne montrent aucun indice en faveur du scénario à parité négative (Image : ATLAS/CERN)

En science, on ne peut jamais affirmer que quelque chose est sûr à 100 %, mais on peut exclure ce qui est improbable. Parce que des particules ayant un spin égal à 2 ou des particules de spin nul et de parité impaire laisseraient dans les détecteurs ATLAS et CMS des signatures légèrement différentes de celle des particules de spin nul et de parité paire qu’ils recherchaient, les scientifiques ont pu exclure cette possibilité en étudiant un très grand nombre de collisions supplémentaires, dans lesquelles ils n’ont trouvé aucun indice en ce sens. « Nous avons dû analyser deux fois et demie plus de données avant de pouvoir arrêter de dire  « de type Higgs » », ajoute Giacinto Piacquadio. À partir de mars 2013, les scientifiques ont donc pu sans état d’âme appeler la particule « boson de Higgs », tout simplement.

Le bon créneau

Le boson de Higgs était la dernière pièce manquante du Modèle standard. C’est la valeur de sa masse qui allait déterminer comment il pourrait être observé. Il s’avéra que 125 gigaélectronvolts (GeV) étaient pile le niveau d’énergie qui rendait possible l’étude de la particule au Grand collisionneur de hadrons.

Il n’est pas possible d’observer directement un boson de Higgs. Comme la plupart des particules, il est instable et, juste après avoir été produit, il se transforme en des particules plus légères par un processus appelé « désintégration ». Les détecteurs ATLAS et CMS ne peuvent donc observer que les restes de ces transformations, des « signatures » indiquant qu’un boson de Higgs pourrait bien avoir été produit dans les collisions au LHC. Par ailleurs, les particules observées en aval de la production d’un Higgs donnent des indices sur la manière dont celui-ci a été produit.

La masse du boson de Higgs n’avait pas été prédite de manière précise par le Modèle standard, mais les théoriciens savaient que les processus à l’œuvre et le type de particules produites en aval dépendraient de la valeur de cette masse. Ils avaient ainsi réalisé, après de savants calculs, des graphiques montrant les différentes probabilités qu’un boson de Higgs d’une masse donnée se transforme en des paires de particules spécifiques. Selon ces chiffres, dits « rapports d’embranchement », un boson de Higgs léger, d’environ 125 GeV, aurait la plus grande palette de transformations possibles observables par ATLAS et CMS : paires de bosons W, bosons Z, photons, quarks bottom, leptons tau et bien d’autres encore. Plus le boson de Higgs peut se transformer en particules observables différentes, plus les scientifiques peuvent étudier ses interactions avec ces particules.

Higgs branching fraction
Le taux auquel un boson de Higgs peut subir certaines transformations (axe vertical) dépend de sa masse (axe horizontal) (Image : CERN)

Bien que le champ de Higgs ait été théorisé pour expliquer la masse des bosons W et Z, l’idée surgit qu’il pouvait aussi jouer un rôle dans la masse des fermions, c’est-à-dire les particules de matière. Si, du fait de sa masse, on ne pouvait observer que les interactions entre le boson de Higgs, d’une part, et, les bosons W et Z, d’autre part, l’énigme de la masse des fermions allait rester irrésolue. La découverte de la particule à une masse « accessible » fut un cadeau inattendu de la nature. Si le boson de Higgs avait été plus massif, au-delà de 180 GeV, il aurait été plus difficile de l’étudier à l’époque où il a été découvert.

La variété de produits de transformation disponibles signifie que les données sur les différents canaux de désintégration peuvent être combinées par des techniques sophistiquées pour mieux comprendre la particule. « C’est compliqué, explique Giovanni Petrucciani, l’un des coordinateurs du groupe d’analyse du Higgs à CMS. Il faut traiter les incertitudes de la même manière pour chaque analyse et procéder à un travail minutieux d’interprétation des résultats, après un traitement statistique complexe. » C’est en combinant les données de la transformation du boson de Higgs en paires de bosons Z et en paires de photons qu’ATLAS et CMS ont pu découvrir le boson de Higgs en 2012.

Photograph corresponding to CERN courier article: Inspired by software (2019MarApr)
Photograph featured in the CERN courier article for issue 2019MarApr. Contains an image of ATLAS Higgs event, accompanied with a piece of event selection code of an CMS analysis reimplemented by theorists in open code CheckMATE. (Image: CERN)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’une génération à une autre

Le LHC a commencé à fonctionner à une énergie de collision de 7 téraélectronvolts (TeV), portée ensuite à 8 TeV durant la première période d’exploitation (2010-2013). Les données recueillies pendant cette période ont non seulement conduit à la découverte du boson de Higgs, mais ont aussi montré la relation (« couplage ») entre le boson de Higgs et les bosons élémentaires : on a pu observer qu’il se transformait en paires de W, de Z et de photons. De plus, même s’il n’est pas possible d’observer les transformations en gluons, les scientifiques ont pu étudier ce couplage par la production de Higgs proprement dite : lors des collisions proton-proton, le canal de production de Higgs le plus productif est celui de la fusion de deux gluons (un par proton). C’est ainsi que près de 90 % des bosons de Higgs sont produits au LHC.

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(Image : CMS/CERN)

Le défi suivant allait être l’observation des couplages aux fermions, qui allait montrer le rôle du champ de Higgs dans l’origine de la masse de toutes les particules élémentaires massives. Ces couplages ont été étudiés de manière indirecte : d’après le Modèle standard, le mécanisme de production par fusion de gluons et la transformation du boson de Higgs en paire de photons suppose la création et l’annihilation de paires « virtuelles » top-antitop. On n’avait toutefois encore jamais observé directement un couplage Higgs-fermion.

Chose curieuse, les deux types de fermions – les quarks, qui se combinent pour former des particules composées comme les protons, et les leptons, dont l’exemple le plus connu est l’électron – sont classés en trois familles, ou générations de particules, chacune plus lourde que la précédente. Et, à la différence des bosons, dont la force de couplage au Higgs est proportionnelle à leur masse, la force du couplage au Higgs des fermions est proportionnelle au carré de leur masse.

Les fermions de troisième génération, les plus lourds, sont donc les particules les plus susceptibles de se manifester dans les processus mettant en jeu le boson de Higgs. « Étudier le lien entre le Higgs et le quark top notamment est très intéressant », observe María Cepeda, coordonnatrice, avec Giovanni Petrucciani, du groupe d’analyse du Higgs à CMS. Malgré leur relative abondance dans ces processus, ces particules sont difficiles à identifier. Les quarks ne pouvant exister seuls, deux quarks bottom (un quark et un antiquark) issus de la transformation d’un Higgs se combinent rapidement avec d’autres quarks extraits du vide quantique et forment des jets de particules. Les expérimentateurs doivent alors mettre une étiquette aux jets de particules portant la signature d’un quark bottom, afin d’isoler le signal. Par contre, le quark top est plus lourd que le Higgs, de sorte qu’il n’est pas possible d’observer la transformation d’un Higgs en deux quarks top. Les scientifiques doivent donc mesurer son couplage au Higgs en recherchant des collisions dans lesquelles un boson de Higgs est produit en même temps que deux quarks top. La deuxième période d’exploitation du LHC (2015-2018) s’est déroulée à une énergie 13 TeV et la grande quantité de données recueillies a permis à ATLAS et CMS d’observer les interactions entre le boson de Higgs et le quark bottom, le quark top et le lepton tau.

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(Image : ATLAS/CERN)

Les couplages aux fermions de deuxième génération sont bien plus faibles, et ni ATLAS ni CMS n’ont, à ce jour, observé de transformations du Higgs en quarks c, en quarks s ou en muons. La prochaine période d’exploitation (à partir de 2021) devrait fournir suffisamment de données pour commencer à lever le voile sur ces interactions. « La luminosité instantanée du LHC – le nombre de collisions de protons à un moment donné – a augmenté de manière notable durant les deux premières périodes d’exploitation, note avec enthousiasme Giacinto Piacquadio. Cela signifie que le nombre de bosons de Higgs produits par le LHC continue d’augmenter, tout comme les chances d’observer des transformations plus rares de ces bosons. »

Mais, s’agissant des fermions de deuxième génération, les volumes de données du LHC au cours de toute sa durée d’exploitation ne seront peut-être pas suffisants pour franchir le seuil statistique de 5σ, indispensable pour que l’on puisse revendiquer l’observation de la désintégration du Higgs dans ces différentes particules. Alors même que la luminosité du HL-LHC, qui prendra le relais du LHC à partir de 2026, devrait permettre à ATLAS et CMS d’observer la transformation du Higgs en paires de muons, les transformations en quarks de deuxième génération resteront probablement hors de portée.

Plus de données pour plus de précision

Le boson de Higgs est la clef pour comprendre la nature au-delà de ce qui est décrit par le Modèle standard.

ATLAS et CMS, par exemple, étudient les désintégrations dites « invisibles » du boson de Higgs, dans lesquelles le Higgs se transforme en des particules que les détecteurs ne peuvent pas observer. Ces particules invisibles pourraient être la manifestation de la matière noire. De plus, les mesures de couplages s’écartant de ce que prédit la théorie pourraient apporter une autre explication à la masse des différentes générations de fermions, expliquer pourquoi il existe différentes générations de fermions et apporter des indices de l’existence d’autres bosons de Higgs.

Le mécanisme de Brout-Englert-Higgs reste toutefois l’un des phénomènes les moins bien compris du Modèle standard. En effet, même si les scientifiques ont cessé de dire « boson de type Higgs », et même s’ils ont amélioré de façon remarquable leur compréhension du boson de Higgs depuis sa découverte, ils ne savent toujours pas si ce qui a été observé est le boson de Higgs prédit par le Modèle standard. Les couplages aux fermions de deuxième génération restent insaisissables, et ceux qui ont été observés sont connus avec une incertitude de 10 à 20 %, qui devrait être ramenée aux environs de 2 à 4 % avec le LHC à haute luminosité (HL-LHC). L’observation de phénomènes jusqu’à présent insaisissables, et les mesures de précision portant sur les phénomènes déjà observés peuvent nécessiter des volumes de données allant largement au-delà de ce que le LHC pourra fournir durant toute sa durée de vie.

La communauté mondiale de la physique des particules est donc favorable à la construction d’une « usine à Higgs », un accélérateur destiné essentiellement à produire des bosons de Higgs dans des quantités énormes, afin de poursuivre l’étude de cette étrange particule. Une usine à Higgs de haute énergie permettrait également de produire deux bosons de Higgs à la fois pour traiter la question de l’interaction du Higgs avec lui-même, processus par lequel le boson de Higgs acquiert lui aussi une masse.

Depuis la découverte du boson de Higgs il y a près de huit ans, ATLAS et CMS ont publié des centaines d’articles sur le sujet et notre compréhension de cette particule s’est améliorée doucement, mais sûrement. Aujourd’hui, nous savons avec une grande précision quelle est sa masse, quels sont les canaux de transformation les plus fréquents et comment elle est produite. Mais de nombreux mystères subsistent, sur le boson de Higgs et sur le monde quantique en général.


Le Higgs est peut-être à ce jour la découverte la plus importante faite au LHC, mais beaucoup de choses restent à observer grâce à cette machine remarquable. Dans le prochain épisode de la série « Dix ans de physique du LHC », il sera question de la recherche de matière noire au Grand collisionneur de hadrons.