Higgs announcement seminar on 4 July 2012
Le 4 juillet, les collaborations ATLAS et CMS présentent au CERN des données du LHC indiquant l’existence d’une particule aux propriétés compatibles avec celles d’un boson de Higgs, la particule associée au mécanisme proposé dans les années 1960, par lequel les particules W, Z et autres acquièrent leur masse. (Image: CERN)

Au séminaire sur la recherche du boson de Higgs tenu le 13 décembre 2011, les choses s'annonçaient bien. Les données nous avaient permis de fixer des limites concernant la masse du boson de Higgs, à savoir un intervalle allant approximativement de 115 à 130 GeV, et ATLAS comme CMS avaient trouvé des indices prometteurs d'une nouvelle particule vers 125 GeV. Avec une signification locale comprise entre 2,6 et 3,6 sigmas, ces indices n'étaient pas assez concluants pour qu'il soit possible de revendiquer une découverte, mais cela suffisait pour que tous les regards soient rivés sur le CERN au moment de la reprise de l'acquisition de données au printemps 2012, à une énergie dans le centre de masse plus élevée : 8 TeV, contre 7 TeV en 2011.

La grande conférence de physique des hautes énergies, l'ICHEP, devait se tenir à Melbourne, en Australie, à partir du 6 juillet 2012. Nous avions tous les deux notre billet d'avion en poche ; un point sur la recherche du boson de Higgs était à l'ordre du jour de la conférence. Une liaison en duplex avait été organisée pour permettre la retransmission en direct dans l'amphithéâtre principal du CERN des séances consacrées au boson de Higgs à Melbourne. En attendant, les deux expériences poursuivaient l'acquisition et l'analyse de données.

C'est vers la mi-juin que les choses se sont précipitées. À cette date, ATLAS avait observé un excédent d'événements dans le canal à deux photons, à la même masse que l'excédent annoncé fin 2011 sur un échantillon de données distinct, mais n'avait rien vu dans les canaux plus rares à quatre leptons. Pour nous deux, il était clair qu'avant d'aller parler au Directeur général, Rolf Heuer, il fallait voir un signal dans les canaux gamma-gamma et leptons. À la mi-juin, CMS a levé l'insu sur son analyse pour trouver un signal à quatre sigmas dans le canal à deux photons, et à trois sigmas pour les leptons. Au même moment, ATLAS trouvait ses premiers événements candidats à une désintégration du boson de Higgs en quatre leptons. Nous sommes allés voir Rolf.

Les semaines qui ont suivi furent extrêmement intenses. Il était impératif pour les expériences de préserver la confidentialité des résultats, et cet impératif a été remarquablement bien respecté, non seulement vis-à-vis de l'extérieur, mais même à l'intérieur du CERN. ATLAS ne savait pas exactement ce qu'avait trouvé CMS, et vice versa. Entre porte-parole, nous échangions des informations presque quotidiennement, mais nous ne communiquions pas les résultats de l'autre expérience aux équipes de notre propre collaboration. Avec Rolf Heuer, nous étions les seules personnes à avoir une vision d'ensemble de la situation. Cette configuration était essentielle pour que la confidentialité soit préservée, mais aussi pour éviter que les expériences ATLAS et CMS s'influencent mutuellement, et que le travail en cours soit perturbé par des émotions. La pression était maximale ; tout le monde travaillait d'arrache-pied pour faire des millions de vérifications et de contre-vérifications, et il fallait rester calme et concentré. Le reste de la population du CERN, et toutes les personnes s'intéressant à la physique des particules, ont dû sentir cette énergie qui émanait de notre communauté, car le sentiment d'expectative était palpable.

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Fabiola Gianotti, Rolf Heuer et Joe Incandela dans un auditorium du CERN bondé le jour de l'annonce de la découverte du boson de Higgs. (image: AFP/Denis Balibouse)

Le Conseil du CERN, réuni pendant la semaine du 18 juin, décida que les annonces d'ATLAS et de CMS concernant la recherche du boson de Higgs, quels que soient les résultats, devaient être faites au CERN. Nous avons rapidement réorganisé nos déplacements, et le CERN a annoncé la tenue d’un séminaire sur la recherche du boson de Higgs le 4 juillet – ce qui nous laissait encore le temps d'arriver à Melbourne pour les séances plénières de l'ICHEP. La liaison en duplex avec Melbourne fonctionnerait donc dans l'autre sens : les personnes présentes le 4 juillet pourraient suivre à distance le séminaire qui aurait lieu au CERN. La décision du Conseil fut interprétée comme un signe que nous avions une annonce à faire, mais, à ce stade, c'était encore confidentiel. Néanmoins, d'éminents théoriciens tels que Carl Hagen et Gerry Guralnik ont décidé de venir assister au séminaire, et nous avons également invité tous les autres théoriciens qui avaient participé à l'élaboration de la théorie dans les années 1960. Et donc, François Englert et Peter Higgs sont venus eux aussi. Deux ans avant, ces quatre théoriciens avaient partagé le prix Sakurai de l'APS, conjointement avec Robert Brout et Tom Kibble, malheureusement décédés depuis, pour leurs travaux sur la brisure spontanée de symétrie dans les théories de jauge.

Jusqu'au dernier moment, nous sommes restés tenus en haleine. Les équipes faisaient encore des vérifications quelques jours avant le séminaire, et nous étions encore en train d'apporter des modifications à nos exposés quelques minutes avant le début du séminaire. En entrant dans l'amphithéâtre, en voyant ces gens qui roulaient leur sac de couchage, parce qu'ils avaient campé là toute la nuit pour avoir une place, nous avons ressenti une pression énorme, ainsi qu'une grande fierté pour tout ce que notre communauté avait réussi à accomplir au fil des décennies. Et puis, dès que la séance a commencé, il a semblé qu'un énorme poids était levé. Nous avions devant nous un vaste public, où l'on distinguait aussi bien des gens qui avaient consacré leur vie professionnelle à la construction du LHC et des expériences ATLAS et CMS, que des scientifiques dont la carrière commençait à peine. Le public était avec nous, et les résultats étaient si éclatants qu'aucun de nous deux n'a eu besoin de ses diapositives de réserve pour expliquer les détails.

Ce fut un moment extraordinaire, suivi en direct par un demi-million de spectateurs à travers le monde, et dont ont eu connaissance, à travers les médias, plus d'un milliard de personnes. Les médias se sont concentrés sur nous, les porte-parole, mais bien sûr, nous n'étions que des messagers. Ce succès était le couronnement d'un effort multigénérationnel engagé pendant des décennies. La capacité de la communauté de la physique des particules à se dépasser ne pouvait que susciter l'enthousiasme. Ce minuscule signal que nous avions arraché à un fort bruit de fond témoignait hautement de la qualité du travail fourni par toute une communauté : théorie initiale, phénoménologie, conception et construction de l'accélérateur, des détecteurs et de l'infrastructure de calcul. C'était le triomphe de tous ceux qui avait pris part à cet effort pour réaliser ce qu'on croyait impossible, en apportant leurs compétences dans toutes les branches de la discipline.

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Les graphiques présentés par Joe Incandela pour CMS et Fabiola Gianotti pour ATLAS montrent un signal clair à cinq sigmas. (Image: CERN)

Ce jour-là, Peter Higgs a été traité comme une rock star. Sa réaction donne une certaine idée de notre discipline : pressé de toutes parts par les médias, il a déclaré qu'en cette journée les expériences devaient être à l'honneur, et qu'il serait bien temps de parler aux théoriciens un autre jour. Un peu plus d'un an plus tard, le prix Nobel de physique était attribué conjointement à François Englert et à Peter Higgs « pour la découverte théorique d’un mécanisme contribuant à notre compréhension de l’origine de la masse des particules subatomiques, récemment confirmée par la découverte, par les expériences ATLAS et CMS auprès du LHC du CERN, de la particule fondamentale prédite par cette théorie. ».

Fabiola Gianotti et Joe Incandela, respectivement porte-parole des expériences ATLAS et CMS au moment de la découverte du boson de Higgs.